Le temps est venu d’appliquer systématiquement notre analyse à des secteurs particuliers. Nous commencerons par les services de santé.
Nous avons déjà établi que l’étatisation des services de santé se fait en faveur d’une majorité aux dépens d’une minorité. La majorité des familles (celles qui comptent en politique) touche un revenu annuel d’environ 25% inférieur au revenu de la famille moyenne. Or, en vertu de la première des règles du jeu démocratique (majorité simple de 50%+1), c’est la famille médiane qui élit les gouvernements et qui, en première approximation, prend les décisions politiques. On dégage de ce calcul la proposition politique clé : Par la substitution du financement public à la tarification marchande (frais de santé), une majorité de la population n’aura à payer que 5 500$ ou moins (10% de 55 000), plutôt que 7,000$ (coût effectif des services), pour jouir des services de santé. Toutes les familles qui font un revenu inférieur à la moyenne paieront moins de 7 000$ pour leurs soins de santé; les familles qui font plus que la moyenne paieront plus de 7 000$.
La nationalisation de l’industrie de la santé a valu à une majorité de votants un transfert de richesse de plus de 1 500$ par année, prélevé sur les familles à revenu moyen supérieur. L’analyste politique Wilson[1] associe spécifiquement l’avènement du régime d’assurance santé au souci de la majorité de se faire payer le service par la minorité. Un parti politique qui sait gagner des élections proposera l’étatisation de l’industrie de la santé et en récoltera plus de votes chez les gagnants majoritaires qu’il n’en perdra chez les perdants minoritaires.
Par ailleurs, la théorie économique des choix publics prédit que la majorité optera pour un budget global de dépenses inférieur à ce qu’elle choisirait si chacun était libre d’acheter lui-même les soins. Sous un régime de monopole public exclusif, le budget public (et donc global) retenu par la majorité s’avérera en général inférieur au budget qui découlerait de la coexistence d’un secteur public et d’un secteur privé.[2] La raison en est que le budget public est déterminé par un décideur théorique (le votant médian) qui dispose d’un revenu inférieur de plus de 25% à la moyenne. Lorsque coexistent un régime public et privé, les consommateurs qui optent pour le service privé ajoutent à la capacité du système, en libérant même le secteur étatique d’une demande supplémentaire. Ce n’est pas la capacité totale que les tenants de la médecine d’État cherchent à maximiser, c’est le budget public.
Et le paradoxe du régime de santé est que ce contexte mène à la surconsommation. L’État est un mauvais assureur. Dans les termes de Boucher-Palda (2000, p. 57), on constate que « Il n’y a aucun lien direct entre l’assurance obtenue et le prix payé. …les citoyens sont portés à demander une protection excessive ». On conclut de cette logique que le rationnement des services de santé et son corollaire, la file d’attente, sont l’aboutissement incontournable de la socialisation de la santé en régime démocratique.
Les adeptes du monopole public se révèlent clairement incohérents à cet égard. Ils prônent d’une part la monopolisation publique intégrale au nom de la solidarité et de l’entraide aux défavorisés, sous le prétexte que l’État est un despote bénévolant, un instrument de générosité et de compassion. Ils postulent d’autre part que le même mécanisme politique, sans monopole public, suscitera l’avènement d’une santé à deux vitesses et laissera les soins de santé publics se détériorer parce que les patients détournés vers le marché retireront leur clientèle et leur appui aux services publics. En d’autres termes, la solidarité ne peut venir que du monopole public, mais si on lui retire son monopole et qu’on l’abandonne aux règles du jeu du scrutin, le gouvernement obéira au calcul des choix publics exposé ci-dessus. Ils reconnaissent donc implicitement le caractère illusoire de la solidarité par l’État. Le retrait du monopole de la santé à l’État constitue, à leurs yeux, un danger intolérable.[3]
Autre dimension significative de la santé socialisée : Les régimes publics mesquinent à l’endroit des services aux personnes gravement malades, mais offrent une multiplicité de services aux gens peu malades. On peut dès lors comprendre la tendance durable des gouvernements à détourner les ressources des soins coûteux destinés au faible nombre de personnes gravement malades, au profit d’une multiplicité de services de réconfort réclamés par le grand nombre pour des malaises mineurs. Ces derniers profitent à des masses tandis que les services intensifs concentrent des sommes énormes sur de petits groupes politiquement moins rentables. Les fonds publics servent d’abord au plus grand confort et au bien-être des personnes âgées, des malades chroniques et des handicapés mentaux, par opposition aux soins intensifs à l’américaine pour les gens dont la santé ou la vie est menacée. Convenons que l’attachement sentimental pour la médecine socialisée repose moins sur le noble idéal de la compassion ou sur la fidélité aux préférences générales, qu’en premier lieu sur le souci de la majorité d’accéder à l’assurance illimitée aux frais des autres.
[1] Wilson, L. S., « The Socialization of Medical Insurance in Canada », Revue canadienne d’économique,vol. XVII, mai 1985, pp. 355-76.
[2] Epple et Romano (1996) ont fait avec rigueur la généralisation de cette approche à l’ensemble de la production publique. Les observations empiriques s’avèrent ambiguës sur cette question. (Tuohy, Flood et Stabile, 2004)
[3] Lire à ce sujet l’argumentation de Pierre Lemieux, « Informational Cascades: Why Everybody Thinks Alike », Le Québécois Libre, 133, 22 novembre, 2003.