Le monde politique réel est plus complexe et implique plus que le geste de voter. C’est surtout ici que s’insère une proposition centrale que nous avons désignée comme l’ignorance rationnelle. Dans un régime de scrutin majoritaire, la plupart des votants choisiront de ne pas investir le temps, l’argent et l’énergie requis pour poser un vote éclairé.
Le processus qui mène aux décisions politiques n’est pas gratuit. La démocratie représentative plutôt que directe, par laquelle on délègue à des élus le soin de prendre les décisions à notre place, est née justement du souci d’économiser les frais de l’action politique. Au Canada, le taux de participation au scrutin fédéral est tombé de 75 pour cent aux six élections postérieures à 1945 à environ 60 pour cent dans les six dernières courses électorales. Le taux a décliné davantage aux élections provinciales, soit une chute d’environ 20 pour cent dans les quarante dernières années. A 35 jours de l’élection fédérale de 2004, 16% des électeurs ne connaissaient pas le nom du premier ministre du Canada. Moins de quarante pour cent des votants peuvent distinguer les notions de “droite” et de “gauche” en politique, et quand ils le peuvent, c’est d’une façon vague et nébuleuse. Ainsi, après l’élection fédérale de 2 000, c’est moins du tiers des électeurs qui plaçaient le NPD à gauche du spectre politique, et l’Alliance Canadienne à sa droite. Le tiers aussi s’avérait incapable d’identifier une seule promesse électorale des partis en lice (Vallis 2005). Au cours de la campagne de 1997, près de 60% de la population était d’avis que les Amérindiens jouissaient d’un niveau de vie comparable au reste de la société canadienne.
Les votants réalisent que leur vote n’est jamais décisif sur l’issue politique d’un scrutin majoritaire. Et de toute façon, le bénéfice qui en résulterait est de nature collective plutôt que personnel; il profite aux voisins autant qu’à soi-même. Chacun se dit que l’issue d’une élection n’est aucunement liée au fait que son vote soit éclairé ou pas. Il restera donc rationnellement ignorant de l’impact sur lui et sur la société d’une mesure gouvernementale particulière comme de l’ensemble de la plate-forme des partis. Le citoyen moyen est mieux informé sur la performance de la voiture qu’il achète que sur les quotas d’importation de voitures japonaises. D’une façon générale, il s’adonnera peu à l’activité politique, parce que la « logique de l’action collective » le convainc qu’il ne peut individuellement rien changer aux décisions publiques. (Olson 1965, Moe 1980)
Privés d’une connaissance directe de la substance des politiques, les gens s’en remettront souvent à des critères substituts comme l’idéologie, le charisme ou la popularité des leaders. Même si au total l’enjeu est grand, les gens votent mal et restent politiquement apathiques. On retrouve ainsi la majorité silencieuse. L’idéal proposé par les bien-pensants est que le vote devienne obligatoire et que les gens s’engagent à fond dans l’action politique, même à l’encontre du principe de la rationalité. La raison avancée : la participation au scrutin n’est pas un sujet d’intérêt strictement individuel mais collectif. Selon eux, sous le régime de libre scrutin, les élections ne sont pas l’expression représentative de l’opinion publique. Le vote constitue une obligation civique que chacun doit à ses concitoyens. Le scrutin libre est biaisé en faveur des personnes âgées, des blancs et des plus hauts revenus. Il est surtout biaisé parce que les partis politiques concentrent leurs efforts électoraux sur des clientèles cibles susceptibles de voter. Le dossier international sur la question est clair, reconnaissons le. Les Australiens votent à 90 pour cent, plutôt qu’a 58 pour cent, depuis l’adoption de la règle obligatoire en 1924. Mais on comprend maintenant qu’ils le font au prix d’une hiérarchisation irrationnelle de leurs ressources.[1]
Les médias évoluent pour répondre à ce défaut d’intérêt pour la chose publique. Les journaux et les ondes présentent peu de nouvelles de fonds et les analyses qu’on y trouve ne suscitent que peu d’intérêt. Ce qu’on y trouve en abondance par contre, ce sont des reportages sur les tribulations et les gloires des célébrités, sur les performances des produits et en général sur les sujets de nature utilitaire pour les individus et qui les divertissent. La logique de l’ignorance rationnelle prédit que la plupart des lecteurs ou spectateurs choisiront de ne pas investir dans la connaissance de la chose publique. Les émissions d’affaires publiques les plus réputées attirent un auditoire infime. La proportion des lecteurs de quotidiens se rétrécit. Les recherches qui se font sur l’Internet témoignent de cette prédilection généralisée pour les données qui divertissent ou qui facilitent les décisions de vente et d’achat, plutôt que pour les informations qui éclairent le sens du vote et des autres décisions collectives. (Hamilton, 2004).
[1]Une démarche récente tend à atténuer l’impact de la logique collective (Oberholzer-Gee et Waldfogel, 2005). Les groupes qui composent une fraction plus large de la population (la classe moyenne en particulier) ont tendance à participer davantage au scrutin. La raison en serait que les médias affectent plus de temps aux questions qui touchent des auditoires plus larges et ainsi contribuent à mobiliser les grands groupes.