On nous permettra un jugement global sur le contraste manifeste entre l’évolution de l’État aux États-Unis et ailleurs dans les démocraties des pays avancés au cours des quelque trois derniers quarts de siècle d’envahissement étatique. L’économie américaine est sans contredit la plus vaste, la plus concurrentielle, la plus dynamique de l’époque moderne. Les facteurs de production, dont le travail en particulier, y sont le plus mobiles, l’innovation et l’entrepreneurship le plus florissants.
Dans le langage que nous retenons, l’offre dans tous les secteurs est plus élastique que partout ailleurs. La prédiction que nous dégageons de notre hypothèse est que la fiscalité ou l’aide y occuperait moins de place et que l’intervention prendrait surtout la forme de régulation. Or la réalité globale est qu’en effet les subventions explicites aux entreprises y occupent une place moins large que partout ailleurs, de même que les entreprises publiques et le recours à la politique industrielle ou régionale. Les contribuables font moins qu’ailleurs les frais des faveurs aux producteurs. La régulation industrielle par contre et, dans une moindre mesure, le protectionnisme extérieur, sont des instruments d’État au moins aussi répandus que dans les autres régimes démocratiques, peut-être plus. Il existe peu d’agences de régulation au monde aussi puissantes et lourdes à porter pour les consommateurs que le Food and Drug Administration (FAA), le Federal Trade Commission (FTC), l’ICC (Interstate Commerce Commission) ou le Federal Commerce Commision.(FCC). La guerre réglementaire contre la cigarette, contre les aliments suspects, contre les véhicules utilitaires (les SUV en particulier) et en général contre les différentes formes de plaisirs populaires y est menée avec une force et une rigueur exceptionnelle.[1]
Néo corporatisme
Cette panoplie d’interventions au profit des producteurs entraîne l’émergence de ce qu’on peut appeler une forme de néo-corporatisme. Une longue tradition anticapitaliste enseigne que les «partenaires sociaux», éclairés idéalement par « la faculté », doivent collaborer à la solution des grandes questions nationales de l’heure, sous l’œil bienveillant et intégrateur de l’État. Les Québécois de formation classique se souviendront que l’Église locale retenait la doctrine corporatiste comme palliatif à l’individualisme postulé du régime de marché. Arrivés à la faculté dans les années 50, les étudiants d’économique ne manquaient pas de se moquer de ce modèle factice et un peu loufoque. Quelle ne fut pas notre stupéfaction de retrouver cette doctrine quelques années plus tard, au cœur du modèle retenu par la révolution tranquille. Les gouvernements successifs du Québec depuis Jean Lesage ont voulu faire des États généraux et de la participation, l’un des mécanismes essentiels de la recherche du « bien commun ». C’était leur façon d’exprimer leur foi dans la politique. Le contexte concurrentiel nord-américain nous a protégés des conséquences extrêmes de cette forme de cartellisation de l’économie, mais pas de toutes ses incursions dans les choix politiques effectifs. Au Québec, une quarantaine de secteurs, dont la construction, sont régis par cette forme d’étatisme qui a nom extension des conventions collectives à tout le territoire. La conjoncture politique nous offre régulièrement le spectacle de rassemblements formels des protégés de l’État conspirant contre le bien commun. On leur donne le nom trompeur de « concertation », « d’États généraux » ou de « démocratie sociale ». N’eût été que des aspirations de la classe politique et intellectuelle asservie au « modèle européen », le fléau du corporatisme nous aurait envahi.
Le plus récent lauréat Nobel d’économie, Edmund S. Phelds (2006), a rigoureusement démasqué cette forme de conspiration des groupes d’intérêt les mieux placés. Il identifie deux régimes économiques en place en occident : Le capitalisme dynamique en Amérique du Nord et au Royaume-Uni d’une part; et l’autre, le régime qui régit l’Europe continentale de l’ouest que le Québec voudrait imiter. Le premier se distingue par la propriété privée et sa grande ouverture aux idées commerciales émanant des entrepreneurs. L’autre, bien qu’aussi réceptif à la propriété, se distingue par la mise en place d’institutions protectionnistes des intérêts, des partenaires sociaux. Ces derniers se composent des confédérations d’employeurs, des grands syndicats et, dans le cas européen, des grandes banques monopoles. Le modèle a nom « cogestion » et « conseils du travail », qui en Allemagne siègent aux conseils d’investissement des sociétés commerciales. En France, c’est la « démocratie sociale » qui l’inspire; en Italie la « concertazione ». La finalité universelle de ces cartels est de faire obstacle au changement, telle la relocalisation des firmes ou l’entrée de nouvelles entreprises dans l’industrie.
[1] Il faut dire par ailleurs que la vérification exhaustive de notre hypothèse se complique du fait qu’une fois cartellisé par la régulation ou le protectionnisme, un secteur particulier devient en fait un monopole créé par l’État et donc susceptible de profiter des subventions sans risquer de susciter la concurrence.