La vision courante pose que le droit le plus fondamental du citoyen est le droit de voter. La signification implicite de cette position est que tous les autres droits, dont la liberté de parole, le droit de propriété et même le droit à la vie, deviennent révocables au gré des caprices des votants. Ce n’est plus le droit individuel qui doit régir les relations sociales mais la volonté de la majorité. C’est la règle qui préside aux décisions au Zimbabwe, celle qui a conféré l’autorité ultime aux Nazis en 1932 et, dans la Grèce antique, celle qui a autorisé les élus à condamner Socrate pour ses idées impopulaires.
En réalité, les sociétés libres sont régies, non par des majorités qui régissent tout et tous, mais par des règles constitutionnelles qui assignent au gouvernement la tâche de protéger les droits individuels. Elles ne sont pas des systèmes où les factions peuvent retirer leur liberté à leurs voisins. L’essence d’une société libre n’est pas d’avoir des élections. Elle consiste à insérer l’élection dans un contexte où règne le principe absolu de la liberté individuelle.
Le majoritarisme au service du redistributionnisme est un phénomène du XXe siècle. Dans la tradition démocratique anglo-saxonne, particulièrement dans la tradition américaine, la démocratie (qu’on désignait plutôt par république) était perçue comme un mécanisme pour circonscrire le pouvoir politique. Le principe dominant de l’histoire démocratique avant le milieu du XXe siècle était la liberté individuelle. La tradition libérale classique, incarnée dans les concepteurs du fédéralisme américain, n’a jamais, avant les temps modernes, conçu la politique publique comme devant correspondre à la volonté de la majorité. Il faut dire qu’à l’époque, l’immense majorité de la population étant composée d’agriculteurs, il était inconcevable qu’une majorité imposât sa dictature. L’octroi de faveurs étatiques aux agriculteurs aurait forcément été assumé par les bénéficiaires eux-mêmes. Le majoritarisme est pourtant la direction empruntée par la politique au cours des trois derniers quarts de siècle. La suprématie de la liberté a glissé progressivement en faveur de la dictature de la majorité. Les gouvernements, sous la pression des groupes d’intérêt, ont fait face aux crises en gonflant leurs dépenses, sans les comprimer une fois la crise passée.[1][1] Comme l’écrivait de Jouvenel (1993) il y a plus d’un demi-siècle, « la démocratie totalitaire » a failli à la tâche de limiter les pouvoirs de l’État.