Les rationalisations qui servent de prétextes à l’aide aux entreprises ne manquent pas. La plus populaire l’associe à la création d’emplois. On le comprend, tous les projets de dépenses créent des emplois. Les individus qui obtiennent un emploi par ce subterfuge partageront volontiers l’opinion que l’économie y gagne. Le malheur veut que cet emploi particulier ne vienne pas gratuitement. Le financement fiscal qui l’accompagne déprime les activités dans les autres industries et donc abaisse l’emploi ailleurs. Les victimes hypothétiques l’ignorent et ne sont pas là pour s’opposer à la subvention.
Là où l’offre se règle rapidement sur la demande (les secteurs dits élastiques), la régulation des prix ou de la production plutôt que la subvention directe ou l’étatisation, fera monter le prix et vaudra une rente réelle aux détenteurs de facteurs. Voici une liste partielle de mesures de contingentement qui confirme la prédiction : limite au nombre et à la programmation des chaînes de radio et télévision, spécialisation forcée des institutions financières, itinéraires et tarifs de transport réservés (avions, autobus, trains, camions, jusqu’à récemment), contingentement dans les corporations professionnelles et corps de métier, régulation du marché du travail, zonage dans les villes, contingentement de la production agricole, du taxi. On observe également dans un nombre élevé de secteurs concurrentiels l’imposition de coûts d’entrée artificiels. C’est le cas de l’accès à l’exercice de certaines professions et métiers, du salaire minimum. Le paradoxe veut que la prolifération et l’activisme des régies d’État s’observe principalement dans les secteurs les plus concurrentiels, contrairement à ce qu’une approche normative prévoirait (monopoles dits naturels). La logique du marché politique enseigne que la régie s’emploiera à protéger les producteurs plutôt que les consommateurs. Chaque producteur retire plus de bénéfices de la protection que chacun des consommateurs n’encourt de pertes.
Pour être encore plus spécifique, rappelons que dans les trois industries concurrentielles les plus étudiées (le transport aérien, le chemin de fer et le camionnage), l’histoire établit que l’action des régies s’est effectivement exercée dans les sens de la protection des producteurs. Jordan (1978) a montré que la régulation historique a maintenu aux États-Unis des prix de 32 à 47% supérieurs à ce qu’ils auraient été sans elle. Les tarifs aériens étaient au Canada de 111 à 191% supérieurs en conséquence de la régulation. Dans le transport par camion, Farmer (1964) avait estimé que les transporteurs américains soustraits à l’autorité de l’ICC touchaient des revenus par tonne-mille de 41 à 58% (d’environ 10% au Canada) inférieurs aux transporteurs réglementés. Dans le chemin de fer, le rôle du contrôleur public a consisté à perpétuer le pouvoir de cartel qu’en son absence les compagnies s’avéraient incapables de maintenir. Au contraire, là où les entreprises jouissaient déjà d’un certain pouvoir de monopole, (secteurs de l’électricité, du téléphone et du gaz), la régie n’aurait à peu près rien changé aux attributs des monopoles en place. (Jordan, 1972).
Le test empirique exhaustif de cette différence d’impact entre secteurs élastiques et secteurs inélastiques n’a pas été fait. A défaut de cet appui, on nous permettra un aperçu sur le contraste manifeste entre l’évolution de l’État aux États-Unis et ailleurs dans les démocraties des pays avancés au cours des quelque trois derniers quarts de siècle d’envahissement étatique. L’économie américaine est sans contredit la plus vaste, la plus concurrentielle, la plus dynamique de l’époque moderne. Les facteurs de production, dont le travail en particulier, y sont le plus mobiles, l’innovation et l’entrepreneurship le plus florissants. Dans le langage que nous retenons, l’offre dans tous les secteurs est plus élastique que partout ailleurs. La prédiction que nous dégageons de notre hypothèse est que la fiscalité ou l’aide y occuperait moins de place et que l’intervention prendrait surtout la forme de régulation.
Or la réalité globale est qu’en effet les subventions explicites aux entreprises y occupent une place moins large que partout ailleurs, de même que les entreprises publiques et le recours à la politique industrielle ou régionale. Les contribuables font moins qu’ailleurs les frais des faveurs aux producteurs. La régulation industrielle par contre et, dans une moindre mesure, le protectionnisme extérieur, sont des instruments d’État au moins aussi répandus aux États-Unis que dans les autres régimes démocratiques, peut-être plus. Il existe peu d’agences de régulation au monde aussi puissantes et lourdes à porter pour les consommateurs que le Food and Drug Administration (FAA), le Federal Trade Commission (FTC), l’ICC (Interstate Commerce Commission) ou le Federal Commerce Commision.(FCC). La guerre réglementaire contre la cigarette, contre les aliments suspects, contre les véhicules utilitaires (les VUS en particulier) et en général contre les différentes formes de plaisirs populaires y est menée avec une force et une rigueur exceptionnelle.
Il faut dire par ailleurs que la vérification exhaustive de notre hypothèse se complique du fait qu’une fois cartellisé par la régulation ou le protectionnisme, un secteur particulier devient en fait un monopole créé par l’État et donc susceptible de profiter des subventions sans risquer de susciter la concurrence. Une fois constitués en corporations professionnelles ou en monopoles syndicaux par la régulation du travail, les professionnels les plus hautement techniques de la santé ou de l’éducation profiteront doublement des subventions à la santé ou à l’éducation découlant de la production en monopoles publics. La régulation du travail dans le secteur de l’automobile procurera un triple bénéfice à ses travailleurs. Leurs salaires atteindront directement des niveaux supra concurrentiels; les tarifs douaniers et les quotas les protégeront de la concurrence étrangère, tandis que la concurrence intérieure ne suivra pas l’octroi de subventions spécifiques au secteur. L’une et l’autre de ces catégories d’employés encaisseront les faveurs, et des consommateurs et des contribuables. Une fois fixés à des niveaux scandaleusement élevés par le contrôle de la production, l’offre de produits agricoles ne risque pas non plus de s’aligner sur la demande; la subvention agricole, généreuse partout, sera d’un grand profit pour les propriétaires de sol agricoles.
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