L’ignorance rationnelle est la source d’un autre travers politique universel qu’une récente tradition d’analyse désigne par ce qu’on pourrait appeler la pensée groupiste et qui traduit ce que les analystes américains désignent par l’expression informational cascade.[1] La démarche consiste à découvrir pourquoi les gens en viennent à penser la même chose sur une question et à se comporter comme un troupeau de moutons. Pourquoi par exemple et les fumeurs et les non-fumeurs surévaluent le risque de la cigarette? Pourquoi un sondage Canwest découvre-t-il en 2006 que 22% des Canadiens, 26% des 18-34 ans, attribuent l’acte terroriste du 11 septembre 2001 à une conspiration américaine? D’une façon plus liée à notre propos, pourquoi le public valorise en majorité le régime d’État providence qui nous encadre depuis plus d’une génération.
Dans l’impossibilité d’acquérir toute l’information nécessaire à la vie en société, les gens retiendront l’information transmise par les opinions et les comportements de leurs voisins, l’information publique pour ainsi dire. La réputation des produits et, d’une façon encore plus directe, le langage politiquement correct, reposent souvent sur cet instinct grégaire. La grande diffusion d’une information devient souvent aux yeux des gens le gage de sa validité. En empruntant cette voie facile, les gens ne font pas qu’économiser leur temps et leurs efforts; ils acquièrent une bonne réputation. Ils n’hésiteront souvent pas à falsifier leurs profondes préférences pour faire comme les autres et se faire accepter. Dans un monde politisé, nous devenons spontanément conformistes, « suiveux ».
Comme le veut le dicton, quand tout le monde pense de la même façon, personne ne pense beaucoup. Pourquoi, demandera-t-on, les peuples se tournent-ils invariablement vers l’État pour régler des problèmes que les gouvernements ne font traditionnellement qu’empirer? En tant qu’économiste et en conséquence de la démarche que nous exposons, nous interprétons généralement la vision conventionnelle de l’État comme la rationalisation des intérêts mis en cause dans les décisions publiques. Cette explication s’inscrit dans le prolongement d’une autre tradition didactique. La « psychologie évolutionnaire » offre son interprétation qui peut servir d’assise génétique à la démarche de l’économiste. Selon cette discipline, l’évolution du cerveau humain jusqu’à l’homo sapiens sapiens s’est faite au cours de centaines de milliers d’années, dans un contexte donc où le milieu de vie s’avérait infiniment moins complexe qu’avant l’avènement des grandes civilisations, de la civilisation industrielle en particulier. La demande ne s’exprimait alors guère plus que par un grognement, et l’offre par une pièce de viande. Le gouvernement se composait dans ce contexte de chefs de tribus qui comptaient quelques dizaines de personnes composés de parents, au mieux de quelques riches qui devaient leur fortune au pillage et à l’oppression. La dimension à souligner est que les relations entre les composantes de la communauté restaient personnalisées, familiales. L’autorité se présentait comme le père protecteur et bienveillant de ses proches. Sans qu’on s’en rende compte, cette façon de voir resterait inscrite dans nos gènes. Bien que parfaitement inadaptée, elle inspirerait encore notre vision de notre relation avec l’État, pour notre plus grand malheur. Nous serions programmés pour devenir socialistes par défaut.
Ajoutons qu’enfants, nous grandissons tous dans une mini économie socialiste. L’économiste McCloskey[2] notait qu’il est difficile d’enseigner la théorie des marchés à des adolescents de dix-huit ans ou moins qui ont connu surtout le ménage de leur naissance, tel que planifié par leurs parents et reposant sur la loyauté plutôt que la concurrence. Les relations y sont communales et altruistes. L’autorité des parents valide l’interprétation et la justification des choses. L’histoire de la philosophie des gouvernements regorge de métaphores qui interprètent la société comme une famille et l’État comme les parents.
[1] Pierre Lemieux en a fait récemment la synthèse dans une réflexion parue dans Le Québécois Libre, (numéro 133, novembre 22, 2003).
[2] McCloskey, D. N., How to Be Human: Though an Economist, University of Michigan Press, Ann Arbor, 2000.
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