Le théorème du votant médian tient dans tous les régimes démocratiques. Il y a lieu cependant d’insérer ici le rôle distinctif des modalités institutionnelles particulières des systèmes démocratiques en place. Mentionnons le sens de la représentation proportionnelle, commune en Europe, plutôt qu’uninominale à un tour qui caractérise les systèmes en Amérique du Nord et dans le monde anglo-saxon en général.
Au Canada, dont on dit qu’il représente un cas de dictature électorale en raison de la discipline de parti et parce qu’il confère un pouvoir illimité aux premiers ministres et aux cabinets, cinq provinces, dont le Québec, ont mis à l’étude des projets de réformes électorales allant dans ce sens. Le principe de la représentation proportionnelle aux votes obtenus a été récemment retenu par un groupe de citoyens choisis à seule fin de proposer un régime électoral pour la Colombie-Britannique. Les propositions du groupe, soumises intégralement à l’approbation de l’électorat dans un référendum qui coïncidait avec l’élection provinciale, ont cependant été rejetées mais de justesse. Il n’est pas inopportun de souligner au départ que ce système ne répond pas chez nous à un mouvement de masse en sa faveur, mais davantage au messianisme des activistes politiques et des organisateurs de partis. La confusion et le chaos qui ont suivi l’élection de 2005 en Allemagne et de 2006 en Israël, n’ont pas manqué de refroidir les ardeurs même des plus ardents adeptes de la représentation proportionnelle.
Le régime actuel favorise le bipartisme en ce qu’il réduit l’importance des groupes marginaux et des tiers partis dans les décisions politiques. C’est là le reproche essentiel qu’on formule à son endroit. On peut tous identifier des gouvernements majoritaires, élus non seulement par un vote minoritaire, mais qui comptaient moins d’appui électoral qu’un parti rival. Si la représentation proportionnelle présidait à la formation du parlement, le Canada et la plupart des provinces seraient vraisemblablement gouvernés par des coalitions ou par des gouvernements minoritaires. Le biais des gouvernements minoritaires ne neutralise pas pour autant la convergence vers le centre de la distribution. Les politiques de chaque parti peuvent ne pas converger vers le centre, mais les politiques que les coalitions combineront pour maintenir le gouvernement en place, elles, convergeront. Au lieu de se faire au sein des partis, du Cabinet ou des caucus, la négociation entre les groupes d’intérêt se ferait au Parlement même. Soit dit en passant, la multiplicité des partis au gouvernement ne suscite en rien la multiplicité des choix qu’on observe dans le marché. C’est plutôt le contraire qui en découle. Les partis politiques membres de la coalition s’entendent pour partager le pouvoir et convenir d’une politique commune, non pas pour multiplier les variétés de services.
Chaque mode de scrutin n’en comporte pas moins ses incidences particulières. Les alliances conclues entre les partis sous un régime proportionnel conféreraient un pouvoir accru aux partis marginaux qui réclameraient des lois favorables à leurs membres en retour de leur appui au gouvernement en place. On peut concevoir un législateur élu par 1% de la population et qui dicterait une loi qui régirait les 99 autres. Le parti nazi, avec 18% du vote populaire, a pu contrôler le gouvernement allemand en 1930. C’est après l’avènement de la proportionnelle que le Front National a pu s’imposer comme alternative possible en France. L’un et l’autre de ces aboutissements favorisent l’instabilité des gouvernements; Israël n’a jamais eu de gouvernement majoritaire et le gouvernement italien est tombé en moyenne chaque année. La proportionnelle entraîne aussi la croissance des budgets en ce que le grand parti cherchera à apaiser son ou ses partenaires dans la coalition. L’influence accrue conférée aux groupes marginaux consolide le pouvoir des groupes d’intérêt circonscrits. La proportionnelle bannit à toute fin pratique la formation de gouvernements majoritaires dirigés par un seul parti. Elle donne plutôt lieu au regroupement d’une collection de groupes d’intérêt. Le maquignonnage typique de tous les régimes démocratiques est amplifié par la proportionnelle. Les groupes marginaux accroissent ainsi leur pouvoir d’imposer leurs préférences à l’ensemble de la population qui les a rejetés à l’élection. On conçoit facilement en 2006 un gouvernement minoritaire dirigé par le Premier Ministre Harper, mais composé de Jack Layton comme ministre des finances et de Paul Martin comme ministre des Affaires Extérieures. La responsabilité de cette administration vis-à-vis l’électorat en serait donc la première victime.
Les deux plus récents analystes de la question (Persson et Tabellini, 2004) résument ainsi les résultats de leur enquête sur 80 démocraties du monde. Les démocraties régies par la représentation proportionnelle imposent des taxes et des régulations plus lourdes, ont des budgets de dépenses supérieurs de 6% du PIB et des déficits plus lourds. On comprend que les gouvernements de coalition éprouvent plus de difficulté à s’en tenir à leur budget dans l’éventualité d’un choc majeur. A cet égard, on peut arguer que l’élection à la proportionnelle, commune à la plupart des pays d’Europe, a facilité la montée et la permanence des partis socialistes et communistes dans ces territoires.
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