On estime qu’en 2030, 22 pour cent des personnes des riches pays de l’OCDE auront soixante-cinq ans ou plus, près du double du nombre actuel. On connaît donc peu de sujets qui suscitent plus de réactions viscérales que la place de l’entreprise privée dans les services hospitaliers. Les écrits sont nombreux sur la question et le diagnostic est net: les hôpitaux privés, à but lucratif ou sans but lucratif, l’emportent en efficacité sur les hôpitaux sous gestion publique. Qu’ils soient à but lucratif ou pas compte pour peu dans la performance. Même en France, la Cour des Comptes fait état d’études qui montrent que « les coûts seraient, dans le secteur public, supérieurs, pour une même pathologie, de 30% au moins à ceux des cliniques privées ».[1][1] Selon d’autres estimations (Mougeot, 1999), le coût par unité standardisée de traitement dans un hôpital public s’inscrirait à 50 % au-dessus de sa contrepartie privée à but lucratif. Ce qui infirme par l’expérience le préjugé facile selon lequel il est moralement condamnable de faire de l’argent à traiter des malades.
La prétention de pouvoir régler d’en haut l’offre de soins sur la demande par la macro régulation de la capacité ou le « micro management » des décisions est aujourd’hui discréditée. Le prix est à la fois la mesure de la valeur que les consommateurs attachent à un service et l’aiguillon qui amène les offreurs à investir, à innover, et à se régler sur les vraies préférences de la population. Le principe de la coassurance a pour effet, non seulement de susciter une plus grande parcimonie chez le patient, mais aussi d’entraîner une injection de ressources supplémentaires dans le système qui ne s’observe pas là où, comme au Canada, le financement reste exclusivement public. Il serait naïf, par contre, de voir dans l’implantation d’un régime parallèle la restauration d’un contexte de marché authentique. La portion à la charge des patients reste généralement marginale, comparée au budget global de santé directement assumés par l’assurance publique. D’autant que la multiplication des exonérations réduit l’impact de cet instrument. En France par exemple, le rapport de la Cour des Comptes fait à cet égard état de ce que 85% des patients hospitalisés restent exonérés du ticket modérateur, et d’environ 50% du forfait journalier. Pour 80% des Français, le budget qui reste à leur charge, avant la couverture complémentaire, ne dépasse pas 185 euros par an[2][2]. Le « reste à charge » pour les 20% d’autres ménages résiduels s’élève à 900 euros.
Le ticket modérateur favorise une certaine prise de conscience des consommateurs, mais, dans sa modalité française, il ne change pas grand-chose aux incitations à rebours dont sont victimes les offreurs régis par des barèmes uniformes établis par l’autorité centrale. Il ne contribue que peu à restaurer les vertus de la concurrence, de l’efficacité et de l’innovation, dans la mesure où la structure de l’industrie et sa capacité restent déterminées par des décisions centrales. La question se pose donc : pourquoi s’en tenir à des mécanismes imparfaits, à des ersatz du véritable mécanisme qu’on cherche à imiter, le marché ?
Le mécanisme de la tarification partielle repose sur une simplification extrême de la théorie économique. À la racine de cette démarche simplificatrice, on trouve l’inspiration d’une méthodologie séculaire: la tradition économique néo-classique conventionnelle (dite marshallienne). Cette approche repose sur la représentation théorique d’une économie statique où, comme des comptables, les producteurs, tous offreurs de biens et services identiques, se règleraient passivement sur un prix imposé de l’extérieur. Dans une telle situation, le marché est naturellement conduit vers un équilibre formel où l’on n’observe directement plus aucune pénurie ni excédent. Mais ce modèle, compatible avec la présence d’un planificateur central qui se réserverait de définir le budget global de dépenses ainsi que sa répartition entre les grandes fonctions, ne laisse aucune place à l’innovation. Schumpeter avait déjà montré que la réalisation de « l’équilibre » dans un marché réel tenait du non sens. Le marché y est réduit à une procédure mécanique purement abstraite et théorique où les acteurs sont en fait soustraits à l’obligation d’identifier l’évolution des besoins, de la technologie, des coûts. En réalité, dans une économie dynamique, les entreprises apparaissent, d’autres déclinent et meurent. L’innovation est à la base de ce processus. Lorsque Google a été lancé, on comptait déjà une dizaine d’autres moteurs de recherche. Qui aurait conçu qu’il en fallait une autre et comment déterminer qu’une formule marchera ou ne marchera pas? La photographie du moment ne signifie pas grand-chose. Le capitalisme est essentiellement perturbateur, en même temps que créatif. Depuis la première phase d’industrialisation du XIXe siècle, la dynamique capitaliste permet aux collectivistes d’exploiter la peur naturelle du changement.
Le contraste entre le régime de santé français d’une part, et les systèmes canadien et britannique d’autre part, peut servir d’illustration de cette problématique. La tarification partielle de l’usager et l’insertion d’une initiative privée circonscrite valent à la France de se soustraire aux files d’attente vécues par les patients britanniques et canadiens. En un sens, l’offre et la demande y sont en « équilibre statique », comme dans l’univers de représentation des économistes néo-classiques. Mais, dans les trois pays, le régime de santé publique centralisé aboutit au même résultat d’exclure du fonctionnement du marché toute logique dynamique d’entreprise innovante. Par construction la vision étatiste de la santé exclut les dimensions dynamiques de l’économie et de la croissance mises de l’avant par les auteurs libéraux comme Frédéric Bastiat, Ludwig von Mises, Friedrich Hayek, Israêl Kirzner, pour expliquer la croissance moderne du niveau de vie dans les pays dits industrialisés.
A l’inverse, la pensée dominante reste fondée sur la chimère d’une société où ce serait l’État lui-même qui assumerait cette fonction d’entrepreneur. Mais l’État ne peut jamais être qu’un mauvais capitaliste, un mauvais entrepreneur. Par sa logique même, il est incapable de s’engager dans un processus dit de « destruction créatrice », essentiel à la croissance et à l’innovation dans une industrie comme la santé soumise à des évolutions sociologiques et technologiques accélérées. Les vrais capitalistes entrepreneurs ne sont pas à l’abri des erreurs, loin de là. Ce qui les distingue cependant, est qu’ils s’emploient à alimenter les projets prometteurs et fructueux pour les faire grandir et prospérer, tandis qu’ils retirent leur capital des initiatives qui s’avèrent malheureuses. Ils injectent en moyenne quatre fois plus de capital dans les initiatives qui réussissent que dans les projets qui tournent mal. L’appareil politico-bureaucratique, lui, confond création d’emplois et création de richesses.
[1][1]www.ccomptes.fr/Cour-des-comptes/publications/rapports/secu2002/synthese.htm, p. 13.
[2][2] – Haut Conseil 2004., p. 11.