Une deuxième réserve peut aussi infirmer le théorème du votant médian. On peut démontrer avec une rigueur mathématique, que selon l’ordre dans lequel les propositions sont soumises au vote en paires, les décisions majoritaires d’une assemblée s’avéreront souvent contradictoires. Le théorème de l’impossibilité, qui a valu le prix Nobel à son auteur, Kenneth Arrow (1951), enseigne en effet que le régime majoritaire est conceptuellement instable. En langage technique, on dit à la suite de Arrow, qu’il n’existe pas d’ordre social unique de bien-être ou de choix collectif unique qui puisse découler du vote majoritaire et qui satisfasse aux critères d’efficacité, c.-à-d. sans qu’il faille comparer les utilités. Les règles du scrutin majoritaire donnent théoriquement lieu à un cycle perpétuel de solutions majoritaires successives sans équilibre (core) ultime. Une coalition majoritaire dominante peut toujours se faire renverser par une autre, selon les intérêts de ceux qui contrôlent l’agenda législatif, c.-à-d. l’ordre dans lequel les propositions sont présentées aux législateurs (Romer et Rosenthal 1978). La tragédie des choix politiques effectifs est précisément que le législateur ne se gêne pas pour hiérarchiser les valeurs de chacun. La démocratie au sens rigoureux de bien commun unique fonctionne mal.
L’économiste des choix publics par excellence, James Buchanan, suggéra dès 1954 (1954a et 1954b) que les cycles majoritaires incontournables constituaient en réalité un phénomène heureux. Ils protègent les minorités contre la discrimination tyrannique qu’exercerait la majorité si elle aboutissait à une solution unique. Les membres de la minorité dans une ronde peuvent ainsi accéder à la majorité à leur tour dans une ronde subséquente. Il reste qu’aucune ronde de vote majoritaire ne peut, en théorie, satisfaire au critère parétien, car dans tous les cas il se trouve des perdants (minoritaires) et des gagnants (majoritaires). Rappelons que le concept d’efficacité parétienne se définit précisément comme cette circonstance où on ne peut améliorer le bien-être d’un individu sans diminuer celui d’un autre.[1] Certains interprètent le théorème de Arrow comme l’explication des choix publics incohérents qu’on observe. On peut constater déjà la validité de ce corollaire à l’examen des politiques de logement. L’État suscite à la fois la rareté du logement par le zonage et il le subventionne d’autre part pour en abaisser le prix. Ce qui explique la tentation d’investir en action politique de la part des bénéficiaires potentiels.
[1] Face à ce drame théorique, Buchanan et Tullock (1962) se demanderont pourquoi les sociétés démocratiques acceptent la règle majoritaire si elle entraîne de telles pertes sociales. Ils offriront comme solution et remède, le principe de règles constitutionnelles plus inclusives (plus proches de l’unanimité) et antérieures aux votes des assemblées législatives. Nous reprendrons cette ligne d’analyse dans l’élaboration de nos préceptes au dernier chapitre.